Dame Kara Grand gonfanonier
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| Sujet: Les Trois Bossus ménestrels de Durand de Douai Sam 8 Oct 2011 - 22:14 | |
| Trouvère du XIIIe siècle qui a donné son nom à une rue de Douai. Il est l'auteur d'un conte se déroulant dans cette ville, Les trois Boçus Meneterels [ La Farce des trois bossus], sujet d'origine arabe, probablement importé d'Orient par des croisés, que l'on retrouve dans les Mille et une nuits et dans des contes tartares. Si vous voulez bien me prêter attention Et m'écouter un petit instant, En vérité, en rien je ne vous mentirai, Mais tout en rime vous dirai D'une aventure le récit.
Au temps jadis, dans une ville fortifiée Dont j'ai oublié le nom, Disons que c'était à Douai, Vivait un bourgeois Qui vivait confortablement de ses rentes.
Il était bel homme et avait de bons amis, Toute l'élite des bourgeois de la ville. Mais sa fortune n'était pas très grande ; Cependant, il savait si bien s'y prendre, Qu'on croyait en ville qu'il était fort riche.
Il avait une fille très belle, Si belle que c'était un délice. Et à dire vrai, Je pense que jamais Nature ne fit Plus belle créature.
Mais de sa beauté, j'éviterai de parler ou de la décrire, Car si je voulais m'en mêler, Je pourrais bien vite m'embrouiller. Ainsi vaut-il mieux présentement me taire Que de dire quelque bêtise.
Il y avait en ville un bossu. Jamais on n'avait vu pareil mufle. Pour ce qui est de la tête, il était vraiment bien pourvu Et je crois que Nature avait mis Tous ses soins à la lui faire.
En lui rien ne s'accordait, Et il était vraiment difforme ; Avec une tête énorme et une laide figure, Un cou engoncé dans de larges épaules, Qui semblaient accrochées très haut.
Ce serait folie Que de vouloir vous décrire Son allure, tant il était laid. Toute sa vie il s'était appliqué A amasser de grandes richesses.
En vérité, je peux vous le dire, Il était immensément riche Et si le conte ne ment pas, En ville, il n'y avait personne d'aussi riche.
Pour la raison que vous en dire ? C'est son affaire Au bossu de savoir d'où venait sa fortune. Pour l'avoir qu'il avait amassé On lui donna la jeune fille, Qui était si belle.
Mais jamais depuis qu'il l'eut épousée Ne passa-t-il un seul jour sans souci A cause de sa grande beauté. Le bossu était si jaloux Qu'il ne pouvait trouver le repos.
Tout le jour il tenait sa porte close Et ne laissait entrer quiconque Qui chez lui n'apportât de l'argent Ou venait lui en emprunter ; Il passait ses journées assis sur le seuil de sa porte.
Il se trouva, un jour de Noël, Que trois bossus ménestrels Vinrent à lui, là où il était, Et lui dirent chacun qu'ils voulaient Célébrer cette fête avec lui.
Car il n'y avait personne en ville Chez qui ils puissent le faire, Car il était de leur parenté Et bossu tout comme eux.
Alors, notre homme les mène en haut, Car la maison avait un étage ; Le repas était préparé ; Ils se sont tous assis pour dîner, Et en vérité, C'est un dîner excellent et riche : Le bossu n'était ni avare ni chiche, Aussi traita-t-il bien ses compagnons ; On leur servit pois au lard et chapons.
Et quand le dîner fut terminé, Notre homme fit donner Aux trois bossus, il me semble A chacun vingt sous parisis, Et ensuite il leur défendit De jamais se montrer En la maison ou en l'enclos, Car si on les y prenait, Un bain cruel les attendait Dans l'eau froide du canal.
La maison donnait sur la rivière Qui était bien large et profonde. Et quand les bossus l'eurent entendu, Aussitôt ils quittérent la demeure Volontiers et le visage réjoui Car ils avaient bien employé Leur journée, leur semblait-il.
Et notre homme s'en alla, Puis s'installa sur le pont. La dame qui les bossus avait Entendu chanter et se divertir, Les fit tous trois rappeler, Car elle voulait les entendre chanter ; Et elle fit bien fermer les portes.
Comme les bossus chantaient Et avec la dame se réjouissaient Voilà que revient le maître de céans Qui n'avait pas été absent trop longtemps.
A la porte il appela avec force. La dame entend son mari. A la voix elle le reconnut bien ; Et ne sut en cette terre Que faire des bossus Ni comment les cacher.
Il y avait un bois de lit près du foyer Qu'on avait coutume de faire transporter ; Dans le bois de lit, il y avait trois coffres. Que vous dire ? A la fin, Dans chacun, elle mit un bossu.
Voilà le maître revenu, Il s'est assis auprès de la dame, Dont il fait tellement ses délices ; Mais il n'y resta pas longtemps, Sortit de la pièce et puis descend De la maison, et puis s'en va.
La dame n'eut point de peine De voir son mari descendre. Elle veut faire partir les bossus Qu'elle avait cachés dans les coffres ; Mais elle les trouva tous trois expirés Quand elle ouvrit les coffres.
Elle en fut bien ébahie Quand elle trouva morts les trois bossus. A la porte elle se précipita et appela Un portefaix qu'elle avisa ; Auprès d'elle, la dame la appelé.
Quand le jeune homme l'eut entendue, Il courut à elle, sans tarder. "Ami, dit-elle, écoute-moi : Si tu me veux jurer ta foi Que jamais tu ne m'accuseras D'une chose que tu m'entendras dire, Tu recevras une riche récompense ; Ce sont trente livres en bons deniers Que je te donnerai, quand tu l'auras fait."
Quand le portefaix entendit un tel discours, Il jura volontiers, Car il convoitait les deniers, Et était fort intéressé. A toute vitesse, il monta l'escalier.
La dame ouvrit l'un des coffres : "Ami, ne soyez pas étonné, Portez-moi ce mort dans l'eau, Ainsi vous m'aurez rendu grand service."
Elle lui donne un sac, et il s'en saisit ; Et y fourre le bossu sur le champ, Puis il l'a porté sur ses épaules Et a dévalé les marches ; Il se rendit à la rivière en courant ; Tout droit sur le grand pont devant, Dans l'eau, il jeta le bossu ; Il n'attendit pas davantage, Mais retourna vers la maison.
La dame a tiré du petit lit L'un des bossus à bien grand peine. Le souffle lui en manqua presque ; Elle fut bien fatiguée de l'avoir soulevé Puis elle s'en est un peu éloignée.
Et voici le portefaix qui revient en toute hâte ; "Dame, dit-il, payez-moi maintenant ; Je vous ai bien délivré du nain. - Pourquoi vous êtes-vous donc joué de moi, Dit-elle, maître fou vilain ? Déjà le nain est revenu ici ; Vous ne l'avez donc point jeté à l'eau Vous l'avez ramené avec vous Voyez-le là, si vous ne me croyez pas.
- Comment par cent diables Est-il donc revenu céans ? J'en suis tout émerveillé : Il était mort, ce me semble, C'est un diable antéchrist, Mais qu'à cela ne tienne, par saint Rémi." Il saisit alors l'autre bossu, Le met dans son sac, puis le hisse Sur ses épaules, il n'en sent pas le poids ; De la maison il sort rapidement : Et la dame tout aussitôt De tirer du coffre le troisième bossu ; Elle le couche tout près du feu : Et se rend aussitôt vers la porte. Le portefaix en l'eau précipite Le bossu la tête la première : "Allez, soyez honni, Dit-il, si vous revenez."
Puis en vitesse il s'en est retourné, Réclamer à la dame son paiement. Et celle-ci, sans nul autre discours, Lui dit qu'elle va bien le payer, Sitôt au foyer elle le mène Comme si elle ne savait rien Du troisième bossu qui gisait là.
"Voyez, dit-elle, grande merveille ! Qui donc entendit jamais la pareille ? Regardez, le bossu est encore couché là."
Le jeune homme ne rit pas Quand il le vit étendu auprès du feu : "Vois donc, dit-il, par le saint corps de Dieu ! Qui vit jamais un ménestrel semblable ? Ne ferai-je donc aujourd'hui Que porter ce vilain bossu ? Toujours ici je le retrouve revenu Alors que je l'ai précipité dans l'eau."
Il fourra alors le troisième dans le sac, Et le mit avec rage sur son dos : La colère et la fureur l'agitent violemment. Il s'en retourne, plein d'irritation, Rapidement il descend les marches ; Il a déchargé le troisième bossu, Dans l'eau, il l'a balancé : "Va-t-en, dit-il, au diable vif, Tant je t'aurai aujourd'hui porté ; Si jamais je te vois aujourd'hui revenir ; C'est trop tard que tu t'en repentiras. Je crois que tu m'as ensorcelé, Mais par Dieu qui me fit naître, Si jamais aujourd'hui tu viens après moi, Et que je trouve bâton ou épée, Je t'en frapperai sur le crane, Qui en portera la marque sanglante."
A ces mots, il se retourna, Et se dirigea vers la maison ; Avant qu'il eut monté les marches, Il regarda derrière lui, Et vit le maître de céans qui revenait.
Le bonhomme ne goûte pas la plaisanterie : De sa main, il s'est trois fois signé, Appelant à l'aide au nom du Seigneur Dieu ; Il en est tout bouleversé.
"Par ma foi, dit-il, celui-ci est bien enragé Qui si près des talons me suit Qu'à peine me quitte-t-il. Par la rotule de saint Maurand, Il me tient bien pour rustre Que je ne le puis si bien transporter Que déjà il se veuille amuser Aussitôt à revenir après moi."
Il court alors pour des deux mains saisir Un marteau qu'il voit pendant à la porte, Puis revient aux marches en courant. Le maître était déjà presque monté : "Comment, Monsieur le bossu, êtes-vous revenu ? Cela me semble d'un naturel bien entêté ; Mais par le corps de Notre Dame, Vous avez eu tort de retourner cette fois ; Vous me prenez bien pour un sot."
Il leva alors le marteau Et lui donna un tel coup Sur la tête qu'il avait si grande, Que la cervelle s'en répandit ; Il l'abattit définitivement sur les marches.
Et puis il l'a fourré dans le sac ; D'une corde il en a lié l'ouverture ; En vitesse il se met en route ; Et donc, il l'a balancé dans l'eau Avec le sac qu'il avait attaché ; Car il avait terriblement peur Qu'il n'allât encore le suivre. "Va au fond, dit-il, à malheur ! Je crois bien être plus sûr Que tu ne reviendras pas Que de voir les bois reverdir."
Il s'en vint aussitôt vers la dame ; Pour lui réclamer son paiement, Puisqu'il a très bien exécuté ses ordres. La dame ne fit point de discours, Elle paya fort bien au jeune homme Les trente livres, il n'en manqua pas une ; Complètement à son gré elle l'a payé ; Combien joyeuse fut-elle du marché, Disant qu'il fait une bonne journée Depuis qu'il l'a délivrée De son mari qui était si laid.
Elle croit bien qu'elle n'aura jamais De chagrin, aucun jour de la vie Puisqu'elle est délivrée de son mari. Durand qui termine son conte Dit que jamais Dieu ne créa fille Qu'on ne put avoir pour de l'argent ; De même, Dieu ne fit bien si précieux, Si estimable ou de grand prix soit-il, A dire la vérité, Qui pour de l'argent ne puisse s'acquérir.
Avec ses deniers, le bossu eut La dame qui était si belle. Honni soit l'homme, quel qu'il soit, Qui trop apprécie les mauvais deniers Et qui le premier les fit frapper. | |
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